Génération M - #4 - Rue Tournefort - 1997 - 2000
Cette période de grand épanouissement intellectuel, de fêtes et de rencontres, j’ai pris l’habitude par la suite de la vanter auprès de mes étudiants. Période unique de la vie où après, viendront les responsabilités, le couple et la famille pour certains, les soucis pour beaucoup. En attendant, pour moi comme pour mes camarades d’alors place à l’insouciance.
Comme précédemment, il m’est important de replacer mon parcours dans le contexte de l’époque. D'autant plus important que ce contexte explique largement la situation qui est la nôtre aujourd'hui: emprise technologique, mondialisation, victoire des écrans et donc de l'image et chaos mondial. Si nous ne l'avions évidemment pas vu alors, rétrospectivement cela paraît évident. Le monde d'hier, le vingtième siècle, va peu à peu s'engloutir sous nos yeux innocents.
En rentrant des États-Unis en septembre 1997, j'entame ma troisième année à l'université Paris Dauphine, réputée parmi les meilleures en économie gestion. C'est l'économie qui m'intéresse à l'époque. La gestion rime trop avec entreprise. Je suis naïf.
Mais avant même la reprise des cours, un problème pratique se pose, la distance entre mon domicile et la fac. J'habite à plus d'une heure et demie en transport, ce qui fait dans le meilleur des cas trois heures aller-retour chaque jour. C’est tout simplement impossible ! Il me faut résider à Paris. Et, comme j’en n’ai pas les moyens, la solution c’est une chambre universitaire. Mon ami d’enfance Sylvestre se trouve dans la même situation. Je prends l'initiative quelques jours avant la rentrée de se rendre avec lui à au CROUS qui gère le parc de logements étudiants.
En tant que boursiers nous pouvons y prétendre mais les délais sont dépassés, et notre demande spontanée et tardive est bien hasardeuse. Pourtant notre discours fait mouche, et nos bonnes têtes trouvent grâce auprès d’une dame qui voit certainement en nous un peu de ses enfants ou en tout cas de bons garçons. En un rendez-vous nous voilà placés ! Ce sera la résidence Concordia au 41 rue Tournefort.
Nous voilà locataires de cette résidence universitaire à la façade imposante avec ses grosses pierres blanches au cœur du quartier latin, tout près de la place de la Contrescarpe dans le quartier Mouffetard à deux pas du Panthéon et de la Sorbonne, avec ses cafés, ses bars, son animation nocturne. Le soir on s’en va manger une crêpe salée, quand ça n’est pas le restaurant universitaire, finances obligent, pour ensuite déambuler dans les rues, ou dans l’un des pubs du quartier. Nous vivons comme des bohémiens, les toilettes et les douches sont sur le palier et communes. Mais ne sommes-nous pas au cœur de Paris ?
Sylvestre ou Sly pour les intimes: cheveux au vent, bogosse comme on peut l’être à vingt ans, dans la toute puissance de sa séduction. Il plaît aux filles, et les garçons se lient d’amitié avec lui pensant qu’ils pourront profiter de sa célébrité auprès du deuxième sexe. Après une adolescence réservée, c'est désormais un jeune homme confiant et séduisant. Très honnêtement certains devraient lui verser une redevance pour leur avoir permis soit de sortir de leur solitude, soit de rencontrer l’âme sœur.
La première année, nous partageons tous les deux la même chambre. C’est sommaire: deux lits simples, un lavabo et un vieux lino au sol. On se connait depuis une dizaine d’années ; sans avoir jamais été dans le même lycée, on est partis plusieurs fois en colonies de vacances, ça crée des liens ! Sur le même palier, on fait la connaissance de Sylvain, étudiant congolais, qui après deux ans à Grenoble est venu poursuivre ses études d’architecture à Paris. Bien plus sérieux et structuré que nous, il est quasi seul en France, et il ne peut comme nous se payer le luxe du dilettantisme. Mais peu à peu, nous formons un trio au sein de la résidence dans une sorte de complémentarité.
L’année suivante nous serons toujours tous les trois sur le même palier mais en chambre individuelle ; Sylvain la chambre mitoyenne de Sylvestre, la mythique 401, et moi en face. Le succès de notre amitié ? Des origines différentes, et surtout des tempéraments qui vont composer une petite musique originale: Sylvestre le rabatteur, Sylvain sérieux et terriblement bon danseur, et moi ? En électron libre mais toujours happé par le noyau de la résidence. La partition va remarquablement fonctionner, puis chacun ira jouer en solo au terme de cette aventure de trois ans.
Durant l’année scolaire 97-98, je travaille à l'hôtel Novanox où je suis veilleur de nuit. J'occuperai le poste plus d’un an et demi. Après Ladurée, c’est mon deuxième poste dans les services. De sept heures le soir à sept heures du matin, j’accueille les nouveaux arrivants, aide les partants souvent tôt le matin, mets en place le petit-déjeuner et monte la garde porte close tard dans la nuit. Parfois je m’endors sur la banquette, des clients frappent à la porte d’entrée, je sursaute, j’ouvre les yeux embués de sommeil.
L’ineffable Mr. P, à la tête de l’établissement familial, paraît tout droit sorti d’un film d’époque avec ses manières, son zozotement, et ses vestes en tweed ; avant la prise de service avec son regard perçant il me rappelle avec insistance les consignes du jour. Il me fait confiance en me laissant seul à la tête de son établissement toute la nuit. On est aux débuts d’internet, la connexion est lente, 56k, et je me balade à travers la toile des heures. Ou parfois quand je m’ennuie le soir, je fais du téléphone rose pour des rencontres ou discussions coquines. Je laisserai une facture salée, dont Mr. P, magnanime, après m’avoir mis en garde, effacera l’ardoise. Mais dans l’ensemble, c’est avec sérieux et sans accroc que je remplis ma mission.
Deux à trois fois par semaine, parfois juste après mon service, je me rends à mon club de boxe française sur la montagne Ste Geneviève tout près de la résidence et à quelques mètres du Panthéon. C’est à partir de cette époque que le sport prendra une place dans ma vie qu’il ne devrait plus quitter. La musculation, mais aussi la natation.
Première fois de ma vie que je découvre l’esprit club. Bien que n’ayant jamais pratiqué de sport collectif, j’aime l’idée de retrouver des visages familiers le temps d’un entraînement ou quelques assauts. Ce sera le cas plus tard aussi, dans une tout autre dimension, avec le free-fight ou bien entendu la lutte dont je parlerai longuement. Je vais à la piscine, je suis un piètre nageur, mais à force d’obstination, je vaincs ma peur de l’eau, et je prends mes aises dans le milieu aquatique devenant capable d’abattre plusieurs longueurs. Boxe, musculation, natation, je m’essaie aussi pour la première fois au yoga sans me douter du rôle qu’il jouera plus tard dans ma vie.
La gauche revient. Au printemps 97 par le hasard d’une dissolution malheureuse de l’assemblée nationale voulue par le président Chirac, la gauche, à la surprise générale, revient au pouvoir après quatre ans de purgatoire. C’est le troisième gouvernement de cohabitation, et il est dirigé par l’austère Lionel Jospin. Pendant cinq ans, il mène la France vers l’Euro, la flexibilité des entreprises, corollaire obligé de l’entrée dans la mondialisation. Les trois premières années coïncident avec une non moins surprenante reprise de la croissance économique qui masquent ce qui se joue alors : l’entrée de la France dans le bain de la concurrence globale. Mais le pays tricolore sort de la torpeur du début des années 90. Boosté par la nouvelle économie de l’Internet, l’emploi repart, le spectre du chômage se dissipe. L’économie shootée à coups d’emplois-jeunes et des très controversées 35 heures retrouve son dynamisme. Je peux écrire qu’à ce moment les français sont heureux avec la coupe du monde de football de 1998. Les Zidane, Deschamps, Henry et tous leurs coéquipiers de l’équipe de France emmenés par Aimé Jacquet, auquel rendons lui justice peu croyaient au début de l’été 98, offriront un dernier beau moment d’une France joyeuse et d’unité collective.
Oui, l’été 1998 est bien le point d’orgue de cette joie de vivre d’alors avec sa coupe du monde qui se déroule en France, soixante ans après sa première organisation dans l’Hexagone ! Le 12 juin les Bleus jouent leur premier match, dans un climat de scepticisme général face à l’Afrique du Sud. Je me souviens avoir avec Sylvestre accompagné de Grégory chez Magali, et d’avoir regardé ce premier match de loin en loin. Mais au fil de la compétition, au vu des performances des Bleus, le pays, au-delà des passionnés du ballon rond, commence à y croire. Un mois plus tard, le 12 juillet dans le tout nouveau Stade de France, les Bleus affrontent le Brésil pour la finale. Ce soir-là, je suis dans le 18ème, en visite chez des amis. Quand après la victoire 3-0, je sors dans les rues, impossible de me frayer un chemin, impossible aussi de rejoindre le reste de la bande sur les Champs Elysées. Paris est noire de monde, une foule en liesse, comme dans toute la France. Des klaxonnes, des chants, des inconnus qui s’embrassent ! Il fait beau et chaud ce soir d’été, et la France est championne du monde ! Une ferveur populaire que je ne reverrai plus jamais. La France est sur le toit du monde !
1997-98, ce sont les années où les premiers téléphones portables grand public font leur apparition. Ils ne sont bien entendu pas encore connectés au réseau Internet. Mais ils permettent de s’appeler en s’affranchissant du téléphone fixe ou des cabines de rues, et de s’envoyer des messages textes, le tout à partir d’un petit écran vert gris. C’est énorme ! Plus besoin de prendre des appels sur le palier de la résidence au vu et au su de tous. En 2000, j’aurais même, quelques jours, un Startac dont je serais très fier. C’est un des premiers téléphones à clapet, avec son design minimaliste et soigné ; il ressemble à un appareil d’agent secret ce qui a tout pour me séduire. Je m’amuse pendant de heures à l’ouvrir et le fermer me réjouissant du petit bruit sec. Quelques jours après avoir fait son acquisition, nous sortons dans une boite sur le canal St Martin, et quand nous quittons les lieux, tard dans la nuit, un orage éclate suivi d’une pluie battante. Ayant voulu la jouer à la cool, j’ai gardé mon téléphone dans la poche de ma chemise. Il prendra l’eau et ne s’allumera plus. En disant adieu à mon beau Startac, je prends alors conscience de la fascination et de la futilité de ce petit objet qui allait pourtant tout changer dans les années à venir.
Au même moment, Internet explose à travers des offres de connexion à la maison. Les ordinateurs portables ne sont pas encore la norme, le wifi non plus. Il faut donc aller sur la toile sur l’ordinateur de bureau à la maison ou au travail. En bon jeune de mon époque, je navigue tard le soir sur les sites adultes. Plus besoin d’attendre le premier samedi du mois sur la chaîne cryptée ! Mais aussi, je m’en sers comme objet de recherche pour mes études, même s’il faut encore se rendre la plupart du temps à la bibliothèque, ou acheter un magazine ou un livre pour avoir accès à une information fiable.
C’est lors de ma dernière année à Dauphine dans un cours d’économie de l’information qu’un professeur éveille mon attention avec la remarque suivante: désormais pour les entreprises l’enjeu ne sera pas tant de vendre des produits, ou pour le consommateur de les posséder, ce sera ce capter l’attention de ce dernier. Conquérir l'attention, voilà le but des guerres économiques futures dans un monde de l’information. Nous sommes en 1999, bien avant les réseaux sociaux, leurs likes ou les influenceurs !
La maîtrise avançant, il va falloir décider de ce que je vais faire par la suite. J’ai quelques pistes, vagues je dois reconnaître. Mais c’est après une visite en cours d’une analyste de marché financier de la très honorable agence de notation Standards and Poor’s que je caresse l'idée l'idée, furtive, de m'orienter dans la finance. Standards and Poor’s, un nom me fait rêver. Analyste dans une agence de notation, pourquoi pas ? Cela ne dura qu’un temps. Je suis comme cela à l’époque, et je ne crois guère avoir changé. Je fonce tête baissée, ne réfléchissant qu’après coup. Mais le goût de l’expérience, mon intuition ont été mes véritables boussoles.
Si, je n’ai pas concrétisé en espèces sonnantes et trébuchantes mon diplôme à Dauphine du moins mon passage m’a ouvert les yeux sur le moment qui s’ouvre alors. Durant les trois années, mes principaux sujets d’études ont été la mondialisation, la nouvelle économie propulsée par ce qu’on appelait alors les NTIC, les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, en bref Internet. Une mondialisation heureuse, croit-on alors, débute à travers les accords du GATT signés quelques années plus tôt et qui déboucheront sur l’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce et la libéralisation massive des échanges mondiaux. La Chine saura s'engouffrer dans la brèche précipitant lentement mais sûrement le déclin de pans entiers des industries américaines et européennes. En à peine deux décennies, l’Empire du milieu deviendra l’atelier du monde. J’ai dit au chapitre précédent comment les années Clinton avaient propulsé l’économie américaine, et donc l’économie mondiale vers les sommets de croissance. Mais on comprend mieux comment vingt ans plus tard, en s’étant offert à la Chine, en perdant des emplois industriels, comment des populistes comme Trump arriveront au pouvoir sous fond de ressentiment de toute une classe moyenne n’ayant pas profité, bien au contraire, de cette mondialisation.
Malgré les sorties, les fêtes, l’ivresse, les petits boulots, je bosse mes cours et surtout me passionne pour tous ces thèmes. Et, j’ai pris conscience aussi alors que l’intelligence bien plus qu’une affaire individuelle est un projet collectif. Entouré d’étudiants brillants, souvent bien davantage que moi, j’ai pris plaisir à me frotter à eux, dans une ambiance de commune émulation. Peut-être aussi parce qu’ayant choisis la filière économique et non la gestion, plus pratique, nous avions davantage nous le luxe ou l’obligation de nous interroger sur les évolutions du monde.
Paris ! Puis-je parler d’un renouveau parisien ? Sans doute est-ce exagéré, mais j’aime le Paris de cette époque, mon Paris: de la rive gauche à la rive droite. À pied ou en vélo, je sillonne la capitale de jour comme de nuit, de préférence la nuit, parfois pour des rencontres interlopes. Même si à deux reprises, grisé et imprudent, la chute manquera d’être fatale.
C’est en vélo, toujours, que nous faisons avec Sylvestre une découverte qui nous surprend, lors d’une balade et en passant à travers la rue de Rennes. On s’arrête, et nos yeux se demandent quelles sont ces enseignes aux immenses vitrines ? H&M, Zara ? Des noms, des marques, qui nous sont inconnus alors, et qui en quelques temps vont nous habiller, notamment en chemises pour nos sorties. Renouveau symbolisé aussi par un quartier comme Bastille, et plus largement le 11ème arrondissement, nouveau quartier trendy de la capitale.
J’aime aussi aborder des inconnus dans la rue, leur parler parce qu’ils m'intriguent, avec cette audace d’un autre temps. Quand je ne joue pas solitaire, j’aime ses soirées parisiennes en appartement où l’on s'incruste, ou que l’on organise. La capitale est à nous. On aura quelques beaux succès à notre palmarès, un tel point qu’on aura même l’idée un temps d'en faire profession.
La musique joue un rôle important. La French touch explose avec ces illustrent représentant Daft Punk, mais aussi Stardust ou Phoenix. C’est bien entendu le moment Lauryn Hill, qui la joue solo après les Fugees. Dr Dre est présent dans les playlists. Voilà les plus célèbres. Dans ce domaine, je subis pour mon plus grand bonheur les influences de mes sorties et surtout de Sylvain mélomane averti. Je m’initie au jazz, par quelques radio quand j’ai la chance de m’isoler, et découvre de nouveaux sons qui me surprennent comme Eric Truffaz.
Si j’ai le souvenir de belles soirées, Nous, j’ai aussi en mémoire des moments en tête à tête, où l’on essaie à tâtons, malgré le regard collectif parfois pesant, de se découvrir. Au risque de me répéter, c’est une époque sans smartphone, sans internet généralisé, où l’on peut passer un moment ensemble, communiquer, sans être interrompu.
À la résidence, un personnage particulier, Imen, entre en scène. Tout débute à l’été 98. Avec chacun nos chambres, mais côte à côte, nous constituons, Sylvestre, Sylvain et moi de puissants aimants dans cette résidence qui manque d’animation. Nous allons en mettre ! De sa démarche lente, après avoir frappé et être entré dans la chambre de Sylvestre, elle reste de longues secondes sans parler, puis à tenir des propos qui nous surprennent toujours. Ce côté décalé, nous la rendra vite sympathique. Elle saura aussi, pour le bonheur de beaucoup de gars et le leurs, nous présenter plusieurs de ses copines, avec qui d’ailleurs elle entretiendra une attitude des plus ambiguës. Comme laissant entrer le loup ou la louve dans la bergerie, elle se lamentait d’en perdre le contrôle ! Elle n’aura des mots les plus acerbes, pour celles qu’elle accusera de l’avoir trahie, ce qui nous fera bien rire !
Tout un tas d’expressions font florès: dents de sabres pour cette fille qui, lors d’une soirée, je ne sais plus lequel de la bande elle embrassée de sa mâchoire tranchante ; il y a eu aussi l’effet Maïa pour un retour de vacances, bronzé et en pleine forme. Des noms aussi, pêle-mêle: Caroline, Nadia, Céleste, Camille, Magali, Maïa, Laïla, Alisson, Nicolas, Fabien, Yasser… Les amours, les amitiés, les rencontres durent un soir ou plus. Un peu comme dans une série, certains ne feront que quelques épisodes, d’autres s’inscriront dans le long terme sur plusieurs saisons. Des arrivées, des sorties, des portes qui s’ouvrent et se referment ; des visites nocturnes, sans lendemain, le soir d’une chambre à l’autre. La vie à la résidence.
C’est au même moment que les jumeaux, Hicham et Adnane, font leur apparition. Ils ont retrouvé Sylvestre en année de licence à la Sorbonne avec tout une autre bande. Nous sommes tous originaires de la même ville, Ivry sur Seine, mais avec des parcours amicaux quelque peu différents. À l’époque, je fume et bois allègrement, en bon étudiant parisien. À leurs yeux, je suis coupable d’avoir bouffer mes papiers. Entendons-nous: je suis noir, mes amis majoritairement blancs, j’ai pour vocation d’écrire, le rap, français surtout, me laisse indifférent... Bref, un bounty: noir à l’extérieur, blanc dedans ! Cela me laisse indifférent, voire m’amuse, d’autant plus au regard de nos parcours de vie par la suite. J’ai mis un terme à mes ivresses, je suis allé vivre en Afrique. Eux, sont entrés dans le moule, avec un certain succès d’ailleurs dans la réalisation audiovisuelle, en bons parisiens. La vie…
Mais derrière les discours de façade, ils viennent quasi quotidiennement pour la même chose que ceux qui nous rendent visite: faire la fête, s'enivrer de jus et d’alcool, et chasser des filles. À une différence près: ils ont leur permis ce qui est rare dans notre bande, et surtout une voiture, ce qui est quasiment inexistant alors. Leur increvable Peugeot 405 sera de toutes le sorties nocturnes à partir de leur arrivée. En sortant de soirées, ou de boîtes de nuits, ils ont une règle, un code éthique dois-je dire, qui est tout à leur honneur, qui consiste à raccompagner chacun à sa porte. Peu importe s’il faut traverser tout Paris pour cela. Ne buvant pas, ils sont d’une fiabilité qui les honore et à laquelle peu leur ont été reconnaissants.
Pourtant cette fabrique du bonheur va se détraquer.
À l’hiver 98-99, je reçois en fin d’après-midi un appel d'une de mes tantes. Papa est mort. Mon père est décédé seul à New-York. À l’autre bout de la ligne, j’accuse le coup, mais sans le savoir, le sol vient de s’ouvrir sous mes pieds, et désormais plus rien ne sera comme avant. Mais très vite se pose un problème pratique: récupérer le corps de l'autre côté de l’Atlantique. Je me propose. Quelques jours plus tard, peu avant les fêtes, je m’envole pour New-York. Je suis reçu par Ashbell, un ami de ma sœur qu’il avait hébergée quand elle s’était rendu pendant le longs mois pour s’occuper de notre père et avant qu’elle n’ait dû rentrer pour cause de visa. Massif et tendre, Ashbell habite un grand et bel appartement dans Harlem, cet Harlem que j’ai connu des années plus tôt quand mon père y habitait. À l'époque, c'était en été, il était vif et plein de projets. Cette fois, je me retrouve seul dans le froid de l'hiver New-yorkais pour faire face à une situation à laquelle je n'étais pas préparé.
Le soir où je rentre de la morgue après avoir fait les formalités nécessaires à l'incinération, je suis effondré. Me voyant dans cet état, Ashell aura, les mots et l'attitude, qui me permettront de repartir debout. Il me prend dans ses bras, et me glisse à l'oreille: "Ce que ton père aurait voulu, c'est que tu sois heureux.". Ma colère, mon désespoir et surtout mon impuissance se dissipe enveloppé par la chaleur de cet inconnu. C'est à ce moment que j'ai pris conscience que parfois dans la vie, il s'agit d'une rencontre, avec parfois un ou une inconnu(e), qui trouve les mots pour vous aider.
Je rentre à Paris. Sonné, je tente de reprendre pied, et de faire miens les mots d’Ashbell. Vaille que vaille, je remonte la pente. Je remets à tâtons les pieds dans le groupe et les soirées. Mes amis de la résidence, et les visiteurs, me reprochent parfois mon humeur sombre. Comment leur dire que j’ai le cœur qui saigne, comment expliquer à des camarades de vingt ans, qui n’ont comme seul horizon leur prochaine soirée, que la disparition d’un de ses parents, c’est votre vie qui bascule ? Peine perdue. Et du côté des études, mes efforts ne seront pas suffisants pour valider mon année de maîtrise. N’ayant pas achevé mon mémoire, l’esprit ailleurs, il me faudra me réinscrire à la rentrée pour le même cycle. Je ferai juste le choix d’aller en économie de l’innovation.
Ce doit être un soir d’été 99, Sylvestre et Sylvain m’appellent pour les rejoindre à une soirée. Je ne connais pas nos hôtes qui habitent un spacieux appartement qui s’ouvre sur un long balcon donnant sur la rue Bobillot dans le 13ème arrondissement. Il y a beaucoup de monde ce soir. Geoffroy, Guillaume, Pedro trois colocataires et leur bande aux ramifications lointaines. Ils travaillent déjà, ils ont un deux ans de plus que nous, c’est une bande de footeux, dragueurs et bons vivants, et toujours partants pour une fête. Ils viendront à nos fêtes comme celle que je donnerai pour le réveillon 2000 chez ma mère. Je me souviens que s’étant absentée avec son ami de l’époque avant les douze coups de minuit à son retour, les yeux éberlués, sa maison remplie de monde partout, dans chaque recoin. Elle n’en sera que plus heureuse pour nous, en nous offrant un beau discours dont je me souviens de ses mots adressés à l’assistance: "garder la foi car tout recommence…"
Chaque fois que nous sommes revus au cours des années suivantes, le plus souvent en soirée, les zamis, comme on les appelait alors, se montrèrent toujours à mon endroit des plus chaleureux et des plus ouverts, sans être pour autant un des leurs. J’ai déjà écrit à quel point j’étais admiratif de leur capacité à maintenir leurs liens amicaux malgré les vicissitudes de l’existence. Et combien au regard de ce qui était ma bande alors, ils ont fait preuve de constance dans leurs amitiés. Les observant, ils ont alimenté cette question qui reviendra à de nombreuses reprises dans mon existence, sans pour autant que je trouve la réponse: la coalition ou la mission ? Est-ce la coalition qui fait la mission ou bien la mission qui fait la coalition ?
C’est debout mais vacillant que j’ai abordé la fin du vingtième siècle. Mais tous nous tournons la même page, même si nous ne prendrons acte de la fin de cette époque que quelque mois plus tard avec le 11 septembre. Rétrospectivement, cela à de quoi laisser un goût amer. Qu’avons-nous fait de ces promesses ? Moi, mes camarades, nous ? Pourtant, j’y ai cru aux promesses de cette fin de siècle. Et d’abord à la liberté pour tous, promise avec la chute du mur de Berlin.
La liberté, c’est ce à quoi j’ai été le plus attaché. La mienne d’abord, car pour être tout à fait honnête, je n’ai participé à aucun combat collectif. J’ai naïvement pensé que mon comportement individuel suffirait, et qu’il finirait par déteindre sur les autres. J’ai essayé d’adopter une attitude conforme à ce je croyais. Posture diront certains, peut-être. Mais il m’a toujours semblé inique de devoir vivre autrement que par ses choix, à partir du moment où on les assumait. Voilà pour la théorie. J’ai tenté de l’incarner dans mes choix individuels et quotidiens.
2000, une autre histoire commence. Je ne suis plus étudiant, il va falloir quitter la résidence, je serai un dernier à partir. Un objectif à présent: trouver sa voie.

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