Février - Bordeaux

Le mois dernier je soulignais l’importance à mes yeux pour un écrivain de préciser d’où il parle. Pour moi c’est très simple: de Bordeaux pour les semaines écoulées. Cela change-t-il quelque chose ? Chacun appréciera.
Commençons l’évocation du mois précédent par une expérience, banale, somme toute, mais qui révèle à mes yeux beaucoup de notre rapport à la nature. Samedi matin, deuxième jour du mois, alors que la ville s’étire à peine, je m’élance à vélo depuis la gare St Jean en direction de Lacanau. Il est tôt, il fait frais, et après plus de vingt kilomètres et St Médard en Jalles passé, j’entre dans la forêt des Landes. Il est à présent un peu plus de neuf heures, la nature bien plus précoce que la ville a déjà pris ses marques. Des animaux, des chevreuils, des cerfs très probablement traversent le chemin en zigzag... Le ciel s’est couvert, et je suis seul au milieux des pins couleurs rouilles, face une immensité qui à la fois me ravit et à la fois m’angoisse. Je me rends compte que se retrouver seul ou presque au milieu de nulle part, eh bien ! Cela n’est pas si simple. Des chasseurs seront les seules présences humaines à venir troubler. Peu rassurant… Un mauvais film s'échafaude dans mon esprit. J’ai l’imagination un peu débordante…
Mais rien n’aura lieu, et après soixante-dix kilomètres, j’arrive à Lacanau sur mon vieux Peugeot certes “recustomisé” mais qui n’est pas loin d’avoir mon âge ou presque. C’est dire ! Je suis rincé par l’aller, les doigts littéralement gelés, à tel point que je peine à retirer mes gants. J’aurai autant de mal à les enfiler à nouveau. Je déjeune, très mal, dans la première et unique boulangerie que je trouve ouverte. Comment gérer le retour sur Bordeaux ? En transports ? Mon corps m’y pousse. Problème pas de gare à Lacanau ! Et le prochain bus passe dans plus de quatre heures. Une seule solution, faire contre mauvaise fortune bon coeur. Bref, me donner un peu de courage. Ce que je fais. Et finalement, le retour se fait dans la bonne humeur; les jambes tiennent et bien, après plus d’une heure de repos, je fonce même à près de quarante à l’heure. Et surtout, le soleil est de retour et donne une superbe couleur à la forêt. Je croise juste ce qu’il faut de monde pour me sentir en bonne compagnie, et en parfaite harmonie avec la nature cette fois. Arrivé dans la civilisation, je suis plus que content d’avoir abattu en une journée plus de 150 kilomètres. Une première. Et une conclusion toute personnelle: le corps suit si la tête le veut. A méditer pour mon prochain marathon.
La question qui m’occupe en ce mois de février est de savoir si l’on assiste à l'émergence d'une société sans filtre sous l'impulsion de cette génération “J’m'en bats les couilles !” dont j’ai parlé déjà à plusieurs reprises ? Cette même génération de l’image, et du téléphone portable, qui prétend aimer les codes du luxe, et qui oublie les codes élémentaires de la politesse. Une génération sans filtre dans le réel mais qui les affectionne tant de le virtuel. Curieux ! C’est à peu près la conclusion commune que je partage avec plusieurs professeurs effarés par l’aplomb qu’ont à répondre leurs élèves. Heureusement j’ai arrêté d’enseigner. Et encore, on se situe avec nos étudiants, si ce n’est dans le haut du moins dans le milieu du panier ! Ils ont vingt-ans en moyenne, et ce qui arrive chez les lycéens ou collégiens ne laisse rien présager de bon.
Génération ? Je sais ce qu’il y a d’abusif à dessiner ainsi le portrait de millions de jeunes. Il y a autant de jeunes que de personnes de moins de vingt-cinq ans, ou plus. Le sujet mériterait un livre à part entière. Mais tout de même quelques traits se dégagent, et l’on peut décrire, je crois, les forces centripètes qui agissent chez ces personnes biberonnées aux réseaux sociaux:
Leur leitmotiv ? J'ai le droit de dire tout haut ce qui me passe par la tête car le contraire serait une restriction de ma liberté, et tout simplement la jouer “faux-cul”. Et peu importe si tu es mon aîné. Le parler vrai est devenu le parler “mal” sur le fond comme dans la forme. En fait ce qui est en train de disparaître c’est tout simplement le sens de la mesure, d’une certaine pondération où le désir du coup d’éclat permanent, du buzz, devient la norme. Il faut être saignant. Tourner sept fois sa langue dans sa bouche, c’est pour les lâches, les bien-pensants... Et comme ces têtes ne sont pas toujours bien faites, le résultat est parfois détonnant !
Choc de générations aussi. Et en particulier dans le monde du travail où les aînés ne comprennent plus ces nouveaux venus aux codes si particuliers. Alors ? Que faire ? Je dirais soyez durs, et que votre main ne tremble pas, tout sachant faire preuve de bienveillance, pour leur bien. Cela va sans doute sembler d’une banalité confondante mais, et si l’enjeu des prochaines années était de retrouver des codes du savoir-vivre en bas comme en haut ? Personne n’est exempt. Jeunes comme vieux, blanc comme noir, homme ou femme, et la liste est loin d’être exhaustif… Sinon me semble-t-il il deviendra très difficile, voire impossible de vivre ensemble. Ai-je toujours montré l’exemple ? Evidemment non, mais je garde encore quelques codes du vieux monde.
Toutefois, je suis incapable pour autant de ne voir que la face sombre. Et dans nos troisièmes années qui s’en vont bientôt, je perçois de très belles pépites. Ces dernières années qui d’ici quelques semaines, une fois leurs examens passés, s’en iront en stage puis vers d’autres horizons. Je les ai découverts cette année, il y a à peine six mois. Certains m’ont suivi sur les routes, en salons, d’autres ont été des inconnus croisés dans les couloirs avec j’ai brièvement. En gardant toujours autant que faire se peut la bonne distance. Mais à défaut de s’attacher, du moins peut-on être touché, c’est humain, tout en restant lucide. J’ai eu mes “chouchous”, c’est humain aussi, je ne suis pas de pierre, tout en essayant toujours d’être utiles à la plupart. Une belle lumière ensoleillée baigne la ville en cette fin de mois, et les troisièmes années s’en vont... Qu’apporte-t-on à de jeunes gens de vingt ans quand on a le double de leur âge ? Difficile à dire. Et somme toute est-il oiseux de se poser la question aujourd’hui. Seul le temps sera le marqueur de la trace laissée.
Bordeaux comme point d’observation ? Et cette expression dont je ne parviens pas à me débarrasser comme une mauvaise mélodie qu’on fredonne sans vouloir à force de l’avoir trop entendu : “Gavé” expression typiquement bordelaise. “Gavé bon”, “gavé belle”, “gavé relou”... Elle se met à toutes les sauces, elle ne gagne pas la palme de l’élégance et si vous l’entendez vous saurez alors que vous êtes bien à Bordeaux. Je me surprends moi-même à l’utiliser. Suis-je devenu bordelais ? Certainement pas ! Comme mon refus obstiné à dire chocolatine à la place de pain au chocolat le montre. Ils ont la tête dure les bordelais. Je les aime bien pour autant.
Le bordelais d’ailleurs comment est-il ? Plutôt sympathique mais un peu froid. C’est simple, il s’en moque de vous ! Vous ne l’intéressez pas. C’est l’autre conclusion à laquelle nous arrivons avec plusieurs collègues qui ont fait le même chemin en venant s’installer ici. Si vous êtes parisien, gardez-vous bien de le dire, sinon on vous accusera de tous les maux de la ville, dont évidemment d’alimenter la spéculation immobilière. Ce qui n’est pas faux, mais ils oublient aussi que cette spéculation profite au passage, aux propriétaires bordelais… Et quelle est le signe d’une ville dynamique.
C’est petit Bordeaux... Même s’il me reste encore beaucoup à découvrir. Disons que pour le moment je l’ai effleuré m’en tenant à cette façon qui a toujours été la mienne pour découvrir une ville: s’y promener et s’y laisser porter. Les quais où je suis rentré tant de soirs, paisiblement, nonchalant. Alors Bordeaux ? On y vit paisiblement.
Le Bordeaux d'hier et d'aujourd'hui aussi. Le Bordeaux de Juppé disons le, Juppé parti pantoufler au conseil constitutionnel. Un succès en demi-teinte. Indéniable qu’il a contribué à redynamiser la ville: ces longs quais de la Garonne, magnifiques et désormais inscrits au patrimoine de l’UNESCO, les trams qui parcourent la ville, la tentative en cours de rapprocher rive droite et rive gauche en dynamisant la première... Quand on me montre les photos des quais d’il y a peine vingt-ans le contraste est saisissant ! Mais à quel prix ? Celui payé par toutes les grandes villes ou grandes métropoles: Barcelone, Paris, ou à leur pointe Londres. Le prix de la “gentrification”. Ce phénomène qui fait que les centre-villes sous le coup du renouvellement urbain, de la flambée immobilière ne deviennent accessibles qu’à un petit nombre de privilégiés bénéficiant des meilleurs services d’une smart city: travail, transports multi-modaux, commerces de bouches… Bref, des villes pour bobos. Le quartier des Chartrons ici-même.
Les autres ? Eh bien qu’ils se débrouillent ! Mais en dehors du centre, et sans bruit, sans polluer avec leur satanée voiture. Et l’on s’étonne encore de ce qui se déroule sous nos yeux depuis plusieurs mois. On comprend mieux si on se penche sur ce phénomène pourquoi une ville si bourgeoise comme Bordeaux est devenue un des foyers de la contestation des gilets jaunes. Les “gueux”, ceux de la périphérie, souhaitent en découdre avec le bourgeois qui le méprise. C’est caricatural mais pas tant.
Mais il me faut reconnaître pour être complet, et après presque six mois en Gironde, après avoir parcouru une bonne partie de cette région Aquitaine, il me faut reconnaître que le problème de la France, c’est Paris. Ou plutôt les parisiens qui se pensent les dépositaires du bon goût, et qui estiment qu’ils sont à même de donner le “la” à l’ensemble d’un pays de plus de soixante-cinq millions d’habitants. Paris qui a besoin, au moins, d’une polémique par jour, et qui sera chassée par celle du lendemain. Polémiques qui ne sont faites que pour alimenter la bête médiatique, parisienne ! Je n’évoquerai pas celles qui ont secoué le mois écoulé. Franchement revenir sur les provocations d’un papy aigri et provocateur, ou la tenue de ces dames pour courir ! Ce que je vois ici est tout différent, et surtout je ne les entends pas ces polémiques. Alors je sais, on dit que le pays se “communautarise”, que chacun se replie sur sa petite sphère pour vivre tranquille. Je vois aussi beaucoup de ce que l’on nomme de couples mixtes. Ou tout simplement des amitiés mixtes. Dans cette génération “J’m’en bats les couilles” j’observe une certaine indifférence à la couleur ou à l’origine. Même si je ne suis pas naïf au point de penser que la cohabitation des cultures puissent se faire sans frictions. Communautarisme et mixité, les deux se disent et doivent sans doute se dire ensemble pour comprendre la France de 2019. Mais je crois profondément que “la mission fait la coalition”. Dit simplement faire des choses ensemble, retrouver des projets contribuera à nous apaiser. Un peu...
Le soleil est de retour à partir de la mi-février, et cela change tout. Finies les longues journées de pluie, et cette humidité qui vous prend à la peau ! Ah la pluie bordelaise comme je la déteste. Et une journée ensoleillée, cela change la vie. Oui, j’apprécie le Bordeaux sous le soleil. Comme j’apprécie aussi évidemment le bordeaux. Même si j’en bois sans toujours savoir ce qui passe dans mon gosier. Mais j’aime les noms si évocateurs de ses vignobles: St Emilion, Médoc, Pomerol, Graves…

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