Génération M - #3 - Virginia Beach - 1997

    Le rêve américain, le temps d'un été ! Fin juin, début juillet 1997, ma deuxième année d'université validée, je m'envole pour les États-Unis. 

Un détail me frappe : on peut encore fumer à l'arrière de la cabine de l’avion. Autre époque… et même si je ne suis pas certain que ce soit une grande avancée, au contraire, je joue au grand et je vais me griller quelques cigarettes au fond du Boeing le temps de la traversée. 

Je dois dire que je ne sais plus très bien comment l'idée de partir travailler aux US tout un été m'est venue à l'esprit. Sans doute une publicité dans les couloirs de la fac ou une balade dans le quartier latin m’ont inspiré. Il faut dire aussi qu'à vingt-un ans, ma maîtrise de l'anglais est assez faible. J'ai déjà fait deux fois le voyage outre-atlantique mais toujours pour retrouver quelqu’un : un ami, mon père. Cette fois, je serai seul et tout un été ! 

Je suis parvenu à obtenir mon visa sans trop de complication, une autre époque vous dis-je, où l'on pouvait se rendre dans les ambassades pour un rendez-vous en face à face. Autre temps... 

Cela fait, j'atterris à New-York en ce début d'été sans trop savoir où aller. Mais j'aime déjà voyager ainsi : livré à l'inconnu, c'est là que se révèle le meilleur de soi-même.

Le bureau new-yorkais de l’office qui proposait le séjour est inversement proportionnel à mes attentes : décevant. Quelques offres affichées sur la vitrine et débrouillez-vous ! Je suis perplexe : que faire, où postuler et comment ?

Ma perplexité semble être communicative. Et, c'est à ce moment que je fais la connaissance de Nicolas, un grand gaillard aux yeux bleus perçants et un peu plus jeune que moi. Il me fait une proposition : quitter New-York et se diriger dans le sud du pays pour y travailler. New-York, rien qu'en logement nous aura ruiné en quelques semaines si ce n'est quelques jours. Pas bête. 

Surtout, il parle anglais, sa mère enseigne la matière. Il propose de se rendre à Virginia Beach à 600 kilomètres au sud New-York et dont je n'ai jamais entendu parler. Mais mon intuition me pousse à le suivre, et puis je n’ai pas d’autres plans en perspective ! 

Nicolas se révèlera le compagnon de voyage idéal : drôle, toujours prêt pour l'aventure, armé comme moi de cette insouciance qui laisse croire que tout finit par s'arranger. Il avait raison. 

Quelques heures plus tard nous sommes à bord d'un Greyhound, ces gros bus qui relient entre eux les grandes villes américaines. En fin de journée nous voilà à Virginia Beach sur le  parking et guère plus avancés. 

Virginia Beach est une station balnéaire au sud de Philadelphie. Avec ses grandes plages sur l'Atlantique, des hôtels, des motels et des restaurants c’est une destination prisée par la classe moyenne locale. On y vient les weekend pour ces casinos ou plus longtemps pour les vacances. 

Direction la grande avenue de la ville avec ces restaurants pour notre prospection. Je rappelle que l’on fait tout cela avant que l'Internet mobile ne soit déployé. Après quelques essais, un restaurant écoute ces deux français qui débarquent sans aucun plan mais qui veulent travailler. Nicolas joue les interprètes s'exprimant dans un anglais parfait surtout pour un français, et encore plus à l'époque.  

Notre premier employeur de l'été sera Baguette and pasta tenu par une famille de Pakistanais. De mémoire, il n'y a ni baguette ni pâtes. Mais nos profils intéressent un des boss, au point qu’il propose tout de go de commencer le soir même ! Une célérité qui doit bien plus à une main d'œuvre bon marché et dans le besoin qu’à nos compétences. Le contrat est scellé et nous voilà embauchés.

C'est rapide, c'est l'Amérique ! Dans la discussion, je parviens à glisser quelques  précisions sur les conditions de travail: nos heures, et nos congés ? Notre nouvel employeur me regarde étonné. Pas de repos fixe, ce sera en fonction de l’activité. Disponible sept jours sur sept. J’ai encore en mémoire son regard surpris et son questionnement : c'est comme cela que ça se passe en France avec les employés ? La France qui se prépare à passer aux 35h par semaine. Je sens déjà le décalage entre les deux rives de l'Atlantique.

  La cuisine est tenue par une blonde, ronde, aux allures de Cindy Lauper, très sympa et ayant un faible pour les afro-américains. C’est rare dans un pays où les communautés vivent côte à côte, sans se mélanger, dans une période de méfiance où s'accumulent déjà les cas de bavures policières. Les gens sont polis mais méfiants.

  Nicolas sera en salle, maîtrise de l'anglais oblige, quant à moi je suis relégué à la plonge. Dans l’arrière cuisine, je ronge mon frein pour nettoyer pendant d’interminables heures des casseroles, et  passer assiettes, couverts, et verres dans le lave-vaisselle sans voir le moindre client.

On trouve à se loger, et l’on changera à deux ou trois reprises de logements. Le souvenir que me laisse ces endroits, où d'ailleurs on y dormira assez peu, enchaînant les heures de travail, c’est le sentiment de film de série B. La moquette vieillie, des canapés défraîchis, la lumière sombre, le tout dans des maisons de plain pied qui ont tout d'un mauvais motel. On n’est pas difficile, on est jeunes ; on sera même en colocation avec un couple de jeunes français un peu austère, et un italien Fabio qui sait animer les lieux les quelques fois où nous retrouvons.

On fait aussi l'acquisition de  vélos. Je pense même à passer mon permis, ce qui restera un vœu pieux. Le soir, après nos services qui ne correspondent plus toujours, on se retrouve avec Nico au 7/Eleven, on pose nos vélos, on s'assoit sur le trottoir pour boire un soda, manger une glace et débriefer la journée. On est claqué. Mais on tient. Au pic de l'été on sera chacun sur deux, trois restaurants à la fois ! 

Cette boulimie de travail nous permet d'accumuler du cash. On ouvre un compte en banque avec une facilité déconcertante et les démarches à la sécurité sociale sont tout aussi faciles : l'Amérique, le pays où il faut entreprendre ! On se retrouve avec de grosses liasses de billets que l’on entasse dans des pochettes zippées. 

On est en effet dans l'Amérique des années Clinton, au début de son second mandat, bien avant que l'affaire Lewinsky ne paralyse la machine. L'argent coule à flot, l’économie est en plein boom, et surtout l’Amérique est confiante, prospère et pleine d’innovations. De ce bouillonnement sont nés, faut-il préciser, les Google, Amazon et autres. 

La restauration c'est un peu comme la chaîne alimentaire : aux gros poissons, la salle comme serveur, les petits se contentant  de la plonge comme à mes débuts. 

Mais mon anglais s'améliorant, et ayant fait mes preuves à Baguette and Pasta, Nico qui est entré au Maple-tree quelques jours auparavant m'introduit dans ce restaurant tout droit sorti de la série les Soprano ou le le film les Affranchis. Le restaurant est tenu cette fois-ci par une famille grecque et à sa tête la mère austère, le regard mafieux et silencieux tout comme son chignon impeccable. On y sert des petits-déjeuners copieux toute la journée : pancakes, sirop d’érable, saucisses, oeufs brouillés…

Je monte en grade, et me voilà bus-boy ! Le boulot consiste à passer de table en table, en poussant un petit chariot  permettant de débarrasser après le départ des clients, et à ramener le tout en cuisine pour la plonge. Je suis content, je suis en salle et en contact avec le client ! 

Je ne sais plus à quel moment arrive la consécration, mais c’est le cas lorsque j’intègre ce Seafood (fruits de mer) restaurant. Je suis enfin serveur, l'élite de la restauration ! Je parviens à atteindre plus de 17 dollars de l'heure, ce qui est considérable à mon âge, pour l’époque et un petit boulot. Cela me servira à éponger mon découvert qui se creuse à Paris. J’ai déjà des relations compliquées avec les banquiers avant de comprendre que leur générosité, ce qui appelle ligne de crédit ou découvert, n'est que le signe de l'asservissement. 

J'aime cet endroit, avec ces lourdes portes battantes, sa vue sur l'océan à travers la baie vitrée, son côté joyeux et raffiné. Tout est bien huilé et fonctionne comme une chorégraphie. Le service est impeccable : on accueille les clients, on leur sert un verre d’eau glacé à leur arrivée, et le sourire, ce sourire que certains juge faux, est de rigueur ! Pour moi, cela fait toute la différence, c'est ce qui donne envie de rester et de revenir pour le client.

À mes débuts, je suis hésitant avec mon lourd et long plateau qu'il faut porter d'une main, en cassant le poignet pour plus de stabilité. Une collègue à la frêle allure me montre la technique, et  je prends assez vite le pli, mon orgueil mâle étant en jeu. J'évite autant que possible les tables des quelques Français ou Canadiens, trop chiches en pourboire ! En revanche, les Américains, eux je les chouchoute. Mon anglais s'améliore et je suis capable à présent de tenir une conversation.

Je cumule avec le Doughboy. J’ai Fabio comme collègue. Je me souviens du dernier jour de mon service dans ce restaurant. C'est là que j'ai compris qu'un restaurant est à l'image du patron ou de celui qui le dirige. Ce jour-là, c’est littéralement le chaos, les managers et propriétaires ont disparu, les clients affluent, et on ne sait plus comment gérer la situation. Faute d'avoir été payés depuis des jours, par nos patrons, chacun prend la part de son salaire dans la caisse et s'en va. La saison s’achève, ainsi que mon expérience professionnelle américaine.

Le dernier jour d'août, la nouvelle tombe : la princesse Diana est morte. Par une belle nuit d’été à Paris, comme il y a tant au mois d’août, sa voiture tentant de fuir les paparazzis heurte un pylône dans le pont de l'Alma. C'est l'un de ces moments, où concerné ou indifférent, chacun de nous se souvient où il se trouvait. Je suis sur la jetée à quelques mètres de l'océan, je m’interroge sur l’émotion mondiale qui provoque la disparition de la princesse du peuple (princess of the people pour reprendre le mot de Tony Blair premier ministre à l’époque)  partie trente-sept ans. 

  C’est aussi l’été où Puff Daddy sature les ondes avec I'll be missing you, en hommage à Notorius Big, disparu quelques mois plus tôt, dont le “Mo money mo problem connaît le même succès. Un an auparavant, c'était 2Pac qui s'en allait à l'âge de vingt-six ans. Période de vengeances, de haines mortifères, entre rappeurs des deux rives du pays: East et West coasts. Une génération talentueuse aussi, avec Dr Dre, avec de plus jeunes aussi qui donneront les Fugees puis Lauryn Hill.

 Au même moment, une autre information passée inaperçue à l'époque mais qui ne manque pas de m'interpeller : Microsoft de Bill Gates va renflouer Apple au bord de la faillite. Ce sauvetage signera le retour de Steve Jobs, et le succès de la firme à la pomme quelques années plus tard.

Il est temps de se séparer, et Nicolas part découvrir le nord et les niagara falls. J'aurais toujours en mémoire son départ très tard dans la nuit. Son avion décollant à une heure tardive, il n’y aucun moyen de transport pour se rendre à l’aéroport sauf à faire appel à une compagnie privée. C'est ce qu'il fait. Sauf que… quand il ouvre la porte, c’est une limousine noire avec son chauffeur en costume qu’il attend alors que sa valise à peine fermée, il quitte les lieux  débraillé tel un acteur sorti d’un film de Tarantino. 

Mon compagnon de voyage parti, je déserte quelques jours plus tard Virginia Beach pour une exploration des grandes villes de la côte Est: Chicago, Boston, Washington DC et New-York en deux semaines. Chicago et son architecture incomparable, Boston la très WASP, Washington la surprenante notamment avec son quartier Georgetown et New-York toujours inclassable et dont pour le moment je ne me lasse pas. 

De ce séjour de près de trois mois sur la côte est des États-Unis, qui m'a donné un aperçu partiel d'un pays immense, j’ai aimé la simplicité, le sens incomparable du service et ce sentiment d'être en vie. 

Je voudrais m’arrêter un moment sur cette notion de service qui a été le cœur de mon voyage, et qui constitue une des différences entre les deux continents. Je ne reviendrai pas sur la qualité du service à l’américaine, mais sur ce qu’il représente. En Europe, surtout en France, et dans le sud du continent, on assimile service et servilité qui ont la même racine. Ce qu’on ne comprend pas et qu’on m’a expliqué durant mon voyage, c’est qu’aux Etats-Unis, on est tour à tour le serviteur de l’autre : le médecin qui vient manger au restaurant, sera dans quelques heures votre serviteur pour une prestation  médicale. Et ainsi de suite… Le service n’a pas cette connotation dégradante, au contraire. En tout cas, j’en garde le goût du coup feu propre à la restauration, d’aller vers l’autre, et une capacité à gérer des situations tendues.

J’ai aimé ma courte expérience américaine. Et pourtant, je n'ai jamais formé le projet de m'y installer durablement. Je suis bien trop européen et emprunt de ce qui existait encore dans le vieux continent, une certaine douceur de vivre. Mi-septembre, il est temps de rentrer à la maison, en France. 


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