Génération M - #5 - Mercenaire(s) 1

Génération M - Épisode 5 : 2000 - 2005

Mercenaire(s)

Le rendez-vous a bien commencé. Je me trouve, boulevard des Italiens, dans les bureaux d'une grande banque parisienne, et l'échange avec mon interlocutrice se déroule au mieux, jusqu'au moment où... Nous sommes dans le courant de l'année 2000, j'ai achevé ma deuxième maîtrise, et je suis donc prêt à entrer sur le marché de l'emploi.

En plein boom du recrutement de jeunes diplômés, c'est le moment où les banques et la finance en France tentent de rattraper leur retard, le secteur s'internationalise et les grandes institutions financières recrutent massivement. Sur le papier, j'ai donc toutes mes chances, fraîchement diplômé d'une grande université ; jusqu'au moment où... À la question: "Que pouvez-vous apporter à notre entreprise ?", j'observe un moment de silence, et de réflexion intérieure, qui ne passe pas inaperçu.

J’ai comme une prémonition, à l'image du personnage interprété par Romain Durys dans le film l'Auberge Espagnole quittant brutalement son tout nouveau poste au ministère des Finances. Le film sortira deux ans plus tard. L'entretien s'achève par “un merci, on vous recontactera”. La légèreté de ma réponse fait qu'on en restera-là ; sans doute, est-ce ce que je souhaitais…

Si j'ai échappé, de mon propre chef, à la grande banque, je n'ai pas l'intention non plus de devenir un Tanguy, en référence au film et au personnage du même nom, qui peint ce trentenaire sans emploi, qui surtout refuse d'en trouver un, et qui se complaît dans cet état ne résolvant guère à quitter le nid familiale. Pour ma part, pas question ! Il va donc falloir gagner sa vie. Mais comment ?

Oui, dilemme: comment gagner ma vie hors du cadre classique de l'entreprise ? Question que je me suis longtemps posée, et à laquelle j'ai tenté de répondre, de manière pratique et imparfaite, tout au long des années que je vais raconter.

Durant cette période, parmi notre bande élargie, deux catégories vont se dégager : ceux qui vont trouver un travail stable, par choix intelligent et pragmatique, et ceux qui vont naviguer de stage en stage, ou de petits boulots en petits boulots, notamment dans les secteurs comme la communication, les médias, tous ces beaux métiers de l'extérieur mais qui riment souvent avec précarité à l'intérieur, une fois qu'on les exerce.

Pour autant, je n'ai pas particulièrement envie de briller, pas pour le moment, mais juste de trouver une occupation qui ait du sens. Et qui me permette de gagner ma vie. Équation difficile.

Mais à vrai dire, faisant un rapide bilan des vingt années écoulées, je dois avouer n'avoir jamais totalement résolu cette équation. Je vais caboter, tel un aventurier, de coup en coup, sur le plan professionnel, avec plus ou moins de succès. Je deviens alors un mercenaire du travail.

Mais revenons-en à mon quotidien en ce début de troisième millénaire.

Les mois qui suivent notre départ de la résidence, mal préparé il faut l’avouer, -Sylvestre, Sylvain, Imen, et quelques autres-, à la rentrée 2000 sont quelque peu chaotiques. Chacun essaie de trouver une solution pour se reloger en tentant de ne pas revenir chez les parents. Certains n’ont pas ce luxe.

Je délaie, et c'est Nicolas A. qui m’accueille dans son petit studio dans le 13eme. Mais après plusieurs semaines à m'avoir patiemment hébergé et supporté, il est à bout de ce promiscuité. Puis, c'est chez Sidibé et Xavier dans leur appartement à deux pas de la rue de Rennes, derrière la Fnac, que je passe une bonne partie de l'hiver 2000.

Et finalement, après plusieurs mois à squatter chez les uns, puis chez les autres, je me résous donc à retourner à Gif, chez ma mère, à la fin de l’année. Une nouvelle fois, temporairement me dis-je. Le syndrome Tanguy n'est jamais bien loin. Pour m'en délivrer, je fais une intrusion de quelques mois, du printemps à la fin de l'été 2001, chez Hicham à Ivry, qui me laisse son studio.

C'est pourtant dans cet après résidence que se précise, si ce n'est un projet du moins une option professionnelle: pourquoi ne pas devenir enseignant et passer un concours ? Cela fait plusieurs années que j'officie comme prof particulier. J’ai le goût de la transmission, et je crois certaines dispositions pour le métier. De toute façon, que faire d’autre quand on ne veut pas faire carrière mais écrire ?

Ce sera l'agrégation d'économie-gestion que je prépare seul durant tout l'automne et l'hiver 2000-2001. La difficulté réputée du concours, jugé le plus difficile pour entrer dans le métier, ne m'effraie pas, au contraire, cela éveille ma force de travail. Malgré mes sauts de puce, chez l'un et chez l'autre, pendant de longues semaines, je bûche seul retournant même à la bibliothèque.

Et au printemps, je suis admissible à l'écrit, à ma grande surprise. Les oraux sont une tout autre affaire. Si j'ai pu me qualifier grâce à l'anonymat de la copie, à l'oral, il s'agit de se reconnaître entre pairs. Ni normalien, ni préparatif, cela se voit lors de prestations poussives. D'ailleurs, surpris de mes résultats, je m'y suis mal préparé.

Mais cette préparation, et le fait d'être aller jusqu'au bout, m'ont toutefois permis de réaliser un saut qualitatif sur le plan intellectuel. Ce qui me sera utile tant en méthode de travail que lors des recrutements futurs.

À peu près au même moment, j'attaque mon premier roman, de “Six à Neuf”, histoire d'un trio amical, le temps d'un weekend d'été, qui jalonne la capitale d'est en ouest à la poursuite d'un téléphone, et d'un amour d'un soir. On y retrouve des thèmes auxquels je resterai attaché, la rencontre gratuite et ses hasards, avec l'amitié en toile de fond. Et le choix. Un court roman que je juge plutôt honnête, naïf par bien des aspects, mais marqué, je crois d’une certaine fraîcheur. Il passera inaperçu lors de sa parution à compte d’auteur bien des années plus tard. Mais n’est-ce pas là le lot de l'écrivain solitaire ?

Entre-temps, en septembre 2000, je réponds à une annonce que j'ai vue lors d'un passage dans ce qui est maintenant mon ancienne fac, Paris Dauphine. L’annonce stipule qu'un avocat d'affaires recherche un assistant pour son activité professionnelle. Il habite dans une maison de ville, en fait une villa, située dans l’une de ces allées cachées au du 16ème, aux abords de l'avenue Foch et du bois de Boulogne. Le rendez-vous est pris, et je découvre un franco-américain, proche de la cinquantaine, très aimable mais qui a une idée précise de ce qu’il recherche. Le constat est vite fait que je suis un peu juste pour l'emploi, au lieu de cela, son épouse me propose un poste de précepteur pour leurs deux enfants. J’accepte, ce sera le début d’une longue liste de clients dans le quartier.

Si ce n'est pas encore un métier, c'est une activité qui vous plonge dans l'intimité des familles. Avec des mères inquiètes- se sont elles qui font le job d'assurer le suivi de la scolarité- qu'il faut rassurer, avant d'avoir franchi la porte à la fin du cours, sur les capacités d'ados qui souvent vous perçoivent comme un intrus. Et avec cette angoisse, à chaque contrôle, qu'il ne ramène la note qui finisse par vous congédier. Heureusement, mes services sont appréciés ce qui me permet d'étendre mon réseau dans le très chic 16eme ou à Neuilly.

Je suis payé en liquide, plutôt bien, les heures s'enchaînent, et à vingt-quatre ans, dans ce Paris de l'année 2000, je vis très correctement.

Paris ! Mon Paris que j'aime tant alors, il en sera différemment des années plus tard, reste un paris joyeux, d'apéros et de sorties entre amis. Sur les quais de Seine, sur l'île St Louis en fin de journée, ou par translation vers l'est parisien, nouveau centre de gravité de la capitale, sur les quais de Valmy ou de Jemappes, la bande, les bandes se retrouvent, se recomposent.

Mais de tous les ponts, mon préféré reste le pont des Arts, bien avant qu'il ne devienne cette attraction touristique pour amoureux voulant y sceller, ou cadenasser, leur union. Sur ce pont de bois, on y organise des apéros pour un tout ou pour un rien, un anniversaire ou simplement pour s'y retrouver en début de soirée. Il est l'occasion de combinaisons amicales parfois surprenantes, tellement surprenantes que certaines ne feront qu'une saison. Parfois mes frangins se mêlent à nous, ainsi que leurs amis, la distance d'âge qui n'était pas si grande mais qui m'avait toujours paru le contraire s'estompe.

On se retrouve aussi à Gif, que j'y sois de passage en "résidence" ou vivant à Paris, j'organise de grandes fêtes pour un réveillon, une grande soirée sans occasion précise. Tout au long de ces années, vont défiler dans cette grande maison, pour des périodes plus ou moins longues, tout un tas de profils les plus variés, un peu comme un sas pour se refaire une santé. Chacun y amène ses amis, les miens bien sûr, les jumeaux, leurs compagnes du moment. Les jumeaux deviennent des intimes, Sylvestre qui organise les siennes, dans l'appartement récupéré dans le 19eme de son père.

Nous sommes pas en reste de dîners parisiens. Magali, toujours chanceuse dans ses appartements, a emménagé à l'angle du boulevard Raspail. Elle nous reçoit souvent avec bonhomie, et de temps en temps sa mère venue de Grenoble avec qui elle entretien cette relation d'amour vache mère fille. Elle ira en fin de période, du côté de la rue de Paradis dans le 10ème qui commence à se transformer. Parfois dans un cadre plus intime chez Agathe dans le 13eme. Et les Zamis avant qu’ils ne quittent la rue Bobillot, de grandes soirées où l'on boit, rit et danse toute la nuit au rythme de Premier Gaou.

Parfois, quand je veux être au calme, pour écrire par exemple, j'ai aussi la chance de bénéficier à Gif d'un étage à moi seul. Ce sera le cas à l'été 2003 où la fraîcheur et la verdure de la vallée de Chevreuse me préservent de la canicule.

Comment évoquer cette période sans mentionner le 11 septembre 2001 ? Le marqueur, celui de la fin du vingtième siècle et de l'entrée brutale dans le troisième millénaire. Fin d'une époque.

C'est un mardi après-midi, vers 16 h 00-17 h 00 heure de Paris que j'apprends la nouvelle. Je me rends dans le 16ème pour mes cours particuliers, et en marchant sur l'élégante avenue Foch peu après la sortie de la bouche du métro, ma mère m’appelle sur mon téléphone portable. Elle est chez son frère, et elle me fait un premier récit de ce qui n'est pour le moment que les événements de New-York. Les informations sont confuses, la deuxième tour ne s’est pas effondrée mais après le choc du deuxième avion, il ne fait plus aucun doute qu'il s’agit d’une attaque terroriste. De qui ? D’autres attaques sont-elles à craindre ? Comment l’Amérique va réagir ? Le sujet est sur toutes les bouches. En arrivant, mes trois élèves sont seuls à la maison avec la gouvernante, et le plus jeune se précipite vers moi: “C’est la troisième guerre mondiale, s’écrie-t-il !”. Je tente de les rassurer, et je fais mon cours comme si de rien n’était. Le soir, on en sait un peu plus, je suis à Ivry dans le studio d’Hicham. Il n’y a pas la télévision, et j’écoute la radio. Le fait de ne pas avoir vu en boucle les images change sans doute ma perspective. Mais je suis comme tout le monde, perplexe, dans l’attente.

Le 11 septembre marque un tournant, la fin de l'insouciance et l’entrée de plain-pied dans le XXIème siècle de la manière la plus violente. Plus de trois mille personnes perdent la vie, il y a ceux qui s'en réjouissent, plus ou moins bruyamment, et pour qui l’Amérique n’a fait que recevoir la monnaie de sa pièce. Ou ceux qui doutent, et pour ceux qui pousseront le doute à l'extrême, c'est le début de ce que l'on appellera plus tard les complotistes. Pour ma part, j'observe, comprenant à la suite de mon dernier passage à New-York qu'une époque est définitivement achevée.

Je ne sais trop pourquoi ce souvenir perdure dans ma mémoire, sans doute comme le révélateur ou le détonateur de ce qui allait suivre. Le soir de la victoire de Bertrand Delanoë à la mairie de Paris, je suis sur le parvis de l'hôtel de ville avec Sylvestre et une foule en liesse qui scande "rendez les clés", pour fêter l'arrivée de la gauche à la tête de l'exécutif parisien. On est en mars, et un vent glacial souffle froid, comme en contraste avec l'enthousiasme de la foule. Car malgré cette victoire, je ressens comme un malaise que je n'arrive pas à exprimer formellement. En rentrant en RER, pour regagner ma banlieue, je comprends mieux le décalage entre cette gauche des grandes villes et ceux qui triment, indifférents à une vie politique qui ne changera pas leur vie quotidienne. Le 21 avril 2002 se profile déjà en ce mois de mars 2001.

Un an plus tard, ce sera le coup de tonnerre du 21 avril. Étant toujours domicilié dans le cinquième, je suis accesseur de mon bureau de vote et je participe au dépouillement. On n'a pas droit au téléphone mais à mesure que le décompte se fait, la rumeur se faufile et enfle. Les cris dans la rue !!! Ce soir-là ! Oui, les cris ! Quand je sors, bien après 20h00, c'est confirmé, Jean Marie le Pen est au second tour, Lionel Jospin éliminé et avec lui toute la gauche. Et un terrible dilemme: se résoudre à voter Chirac, super menteur ou bien laisser une chance de victoire à Le Pen Le piège de la culpabilisation a fonctionné à plein, à qui on donne le doux nom de front républicain. Je suis tombé en plein dedans, mais en revanche on ne m'y a plus repris. Dans l'entre-deux-tours, Chirac refuse le débat avec son adversaire, et d'importantes manifestations se tiennent dans la France comme pour rappeler "la menace". Certaines familles se déchirent.

Avec le 11 septembre, au niveau mondial, puis le 21 avril pour la France, c'est comme un voile sombre qui s'est abattu sur nous. Oui, la fin d'une époque. La fin d'une insouciance dont nous ne percevons pas encore tous les tenants, mais où la sécurité va occuper les premiers plans, sécurité protéiforme avec la peur comme guide au mépris de tant d'acquis. Où les concepts de libertés civiles, individuelles ou fondamentales deviennent superfétatoires.

Je commence à travailler pour différents centres de formation où très vite je note la différence entre les discours et les actes: la formation tout au long de la vie, ou l'emploi des jeunes, voilà pour les bonnes intentions. Dans le fait un seul moteur: le fric. La formation, tout comme l'éducation sont devenus des business.

Ces premières expériences professionnelles, trouvées plus ou moins en relation avec ce qui s’appelait encore l'ANPE et pas encore le Pôle Emploi, mes premiers jobs après la fac, je les décroche en centres de formation, écoles de commerce ou Greta. De fil en aiguille, je tisse ma toile dans un réseau où l’argent coule à flot pour ceux qui sont à la tête de ces entreprises, pour la plupart peu scrupuleuses, et qui paient au lance-pierre les intervenants, à la qualité variable il est vrai. Durant cette période, je suis tantôt formateur, tantôt enseignant, tantôt professeur particulier auprès de publics divers : bac pro, formation pour adultes, BTS. Ce qui me permet de vivre décemment. Les Greta tenus par les chambres de commerce ou de métiers sortent leur épingle du jeu.

C’est  bien l’âge d’or pour les centres de formation, chargés par l’État et les collectivités locales de recueillir celles et ceux qui n’ont pas trouvé leur place dans le supérieur ou à la recherche d’un emploi, l'argent coule à flot et les contrôles sont quasi inexistants. La qualité de l'enseignement qui est dispensé dépend donc de celles et ceux qui les dirigent et des intervenants. Autant confier à un alcoolique la gestion d'un centre de désintoxication.

Si j'effectue chacune de ses missions avec professionnalisme, je dois l'avouer, il n'y a aucun plan de carrière. J’ai toujours perçu le métier comme une mission, au service des apprenants. Une mission qu’il faut accomplir tant que l’on est animé par ce désir de transmettre. Que cette flamme disparaisse ou s’amenuise , alors il faut, je crois, arrêter comme un acteur qui n'aurait plus de plaisir à monter sur les planches. C’est ce que j’ai fait à de nombreuses reprises dans ma carrière décousue.

Je me retrouve face à des classes aux niveaux hétérogènes. Pour les gérer, je reprends le conseil que m’a donné la mère de Nico A., proviseure de sont état, et qui m'avait conseillé de vouvoyer mes élèves dès le début, quel que soit leur âge. En créant cette distance, toute symbolique, cela permet d'établir le respect en tout situation même quand le ton monte. L’humour est mon second viatique pour mener mes cours.

Je suis dans ma force de l'âge, la vingtaine, encore tout frais, et j’ai encore le souvenir d’entrer le premier jour dans une salle de classe et de constater le regard étonné des élèves qui ne savent pas trop si je suis l’un des leurs ou leur professeur. J'admire ma vitalité alors, je parviens à sortir, préparer mes cours, faire du sport, beaucoup, et me rendre tôt le matin face à une classe. Je me souviens même qu'un jour, sans même être passé par ma cass maison, sortant de je ne sais où, d'être

Une école, un centre de formation, c'est certes une équipe pédagogique mais aussi, celle ou celui qui la dirige, et donc l'incarne, un peu comme le capitaine d’un navire. À ce titre, j’aurai des expériences variables. Je me souviens de Pascale, la très peu conventionnelle. Une décontraction qui n’est pas de la familiarité, un côté Jeanne Birkin, les yeux marquées par la cigarette ou le manque de sommeil, elle a été une belle femme qui a conservée cette élégance, simple, des gens bien nés. Ensemble nous avons travaillé, dans l’humour, avec ce souci d’être professionnel sans pour autant se prendre au sérieux.

Remonte à ma mémoire aussi, Anne France B., qui me donne ma chance pour un poste fixe, et me permet de faire mes débuts en école de commerce ; brune vaporeuse, la voix grave couleur nicotine, elle fixe son interlocuteur d’un regard profond comme pour percer les mystères de sa personnalité. Dans l’école, beaucop lui reproche son côté femme fatale, ce qu'elle n'est pas ; quand bien même comme si cela ne pouvait pas rimer avec compétence. Éternels clichés.

Début 2003, je me retrouve embarqué dans une étrange colocation. Lors du réveillon de fin d'année, quelques jours plus tôt, célébré chez moi à Gif, Laure me propose de rejoindre le grand appartement qu'elle occupe avec son frère dans le 19ème arrondissement au niveau de la Place des Fêtes. Une chambre est libre, et début janvier, je suis le troisième homme. En fait, on ne sera jamais trois, les copines, les copains qui ne savent où dormir s'y mêleront. Dans ce groupe déjà constitué, je suis une pièce rapportée, et donc en minorité. Il me faudra du temps pour comprendre que c’est le genre de situation dans laquelle il faut éviter de se retrouver.

Je découvre un pan de Paris que je ne connaissais guère, les Buttes de Chaumont, l'Est et le Nord parisien. La Place des Fêtes, ses trafics interlopes, Jourdain qui se gentrifie ; bref la connexion entre, ce que l'on commence à appeler les bobos et le deal. Cette nouvelle expérience me permet d'échapper aux affres du RER B, pour trois ans du moins.

Cette colocation a ses bons moments, surtout à ses débuts. Nous organisons de bons repas que l’on partage souvent devant le petit écran. Ils sont accros à la télé, ce sont définitivement des enfants de la télé, tout en étant extrêmement curieux intellectuellement. Le petit écran est pour eux ce que deviendra celui du smartphone pour la génération suivante: une berceuse, une veilleuse de nuit. Ensemble on regardera plusieurs saisons de 24h chrono, et les aventures de Jack Bauer. Mais aussi les Soprano qui me marqueront pendant longtemps, une de ces séries qui littéralement laisse une trace en vous.

La télé a encore le mérite d’offrir des moments de partage à travers des programmes regardés en commun. Mais ce sont ses dernières heures de gloire même si elle tente de se réinventer, souvent pour le pire, avant que le streaming, les réseaux sociaux et replay. Au printemps 2001, Loft Story est venu tout chambouler, dans un troublant mélange de curiosité et de voyeurisme. Suivront la Star Academy, Koh Lanta, comme derniers feux flamboyants de la télévision qui allait être amenée peu à peu à être remplacée par les réseaux mais on n'y est pas encore.

Cette colocation a aussi ses inconvénients. Ça fume beaucoup dans l'appartement, de tout, ce qui ne pousse pas à prendre l'initiative du rangement. La vaisselle s'entasse, et . Ça fume beaucoup, trop, et après m'être laissé entraîné plusieurs mois, sentant que cela me ramollit, et surtout me donne des angoisses, je lève le pied, et commence à prendre mes distances. Après tout, j’ai aussi ma bande, et le besoin d’aventures solitaires.

La politique est la frontière qui nous sépare. Mes colocataires sont de jeunes néoconservateurs avec tout le package qui accompagne cette vague: des positions bien tranchées, la certitude que l'on peut exporter la démocratie, et que les États-Unis sont les seuls à même de dire le bien.

Je les rejoins sur des positions comme la volonté de faire la lumière sur l'implication de la France dans le génocide Rwandais.

Nous sommes en pleins préparatifs de ce qui sera la deuxième guerre du Golfe, et la tentative, lunaire, de l’administration Bush de faire passer Saddam Hussein et l’Irak pour un État terroriste muni d’un arsenal d'armes de destruction massive. l'Amérique, menée par un groupe de faucons, perd pied. Avec ce moment qui restera dans les mémoires, où Colin Powell (il est loin d’être un faucon) se fourvoie à la face du monde lors d’un conseil de sécurité de l’Onu en agitant une fiole censée contenir la preuve des méfaits.

Comment ne pas y être opposé ? Je me souviens que dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai proposé à mes nouveaux colocataires de se rentrent avec moi à une manifestation pour s'opposer à la guerre qui approche. Très clairement, ils m'ont répondu un non catégorique et leur soutien à la position américaine.

Heureusement, la France ne se fourvoie pas dans cette opération, sous l’égide d’un Jacques Chirac, pour une rare fois bien inspiré. Le discours de Dominique de Villepin comme en écho à celui de Colin Powell, à la table de ce même conseil de sécurité sauve l’honneur de la vieille Europe.


Pour rompre ma routine, je m’inscris au centre culturel St Michel, pour une saison de théâtre. On commence par plusieurs semaines d'improvisation, pour ensuite se lancer dans la préparation de parcours de scènes. En fin de saison, lors d’une journée de représentation, j’incarne Dom Juan pour deux trois scènes tirées au choix, sans trop déshonoré je suis conscient d’atteindre mes limites. Mais j’ai aimé cette expérience collective, où très vite se crée des liens forts, qui ne dureront pas, mais dont j’ai aimé l’intensité du moment. Avec ce groupe (Antoine, Emmanuelle, Julie, Guillaume, Loovaso, Christine, et Alex) nous nous sommes fréquentés le temps d’une saison. Puis la vie a fait son œuvre…

L’année suivante, je m'essaie au chant avec beaucoup moins d'éclat. Mais j'aime, une fois par semaine, retrouver. Et malgré mon peu de talent pour la scène, le fait de m'y frotter à un petit niveau conforte ma confiance.

La Politique fait son retour courant 2005, avec le référendum sur le projet de constitution européenne. Il me faut reconnaître d’emblée que j’ai été un partisan du Oui tout au long de cette campagne animée. L'Europe telle qu'elle s'est construite jusqu’alors me paraissait un idéal. Aussi, en tant qu'économiste de formation, la perspective d'un marché commun ou d’une monnaie commune m’a toujours paru entrer en cohérence avec le projet européen. La prochaine étape ne peut être que politique avec constitution pour toute l'Europe. Marqué, une décennie plus tôt, par la dislocation de l’Ex-Yougoslavie,

Mais les Français, souverainement, après une campagne qui fera bouger les lignes en ont décidé autrement. Soit. Le Non l’emporte à près de 55% des votants. Ce qui est le plus choquant, et qui laissera aussi des traces, c'est le passage en force, la forfaiture de Sarkozy, deux ans plus tard, oubliant ce principe démocratique une fois que le peuple a voté : non, c'est non.

Puis à l’automne ce seront les émeutes dites de 2005, j’en parlerai plus longuement dans le chapitre suivant, et mon expérience à Bagnolet, car c’est à travers cette ville que je les ai vécues.

Heureusement, c'est aussi le temps des vacances en France en bande, ou en solo: l'île de ré, la Baule, puis le sud-ouest que j’irai découvrir seul... Je retourne en Avignon pour un troisième festival. Je me souviendrai toujours, de cette longue représentation de Shakespeare, dont j’ai oublié le titre, qui dura toute la nuit dans la cour du palais des papes, pour laisser se découvrir la lueur d’un jour d’été au petit matin. C’est lors de ce séjour, grâce à une connaissance de Nadia, que je vais faire ma première incursion à Barcelone. De la cité des Papes, je descends en train dans la capitale Catalane. La ville m'intrigue. Il me faudra attendre encore cinq bonnes années pour que notre histoire d'amour commence réellement.

Ces vacances en France, ou entre amis, tiennent une place particulière dans ma mémoire, elles ont pour moi le parfum et le goût d’une douceur de vivre qui me sont chers.

Au tout début avril 2005, le Pape Jean Paul II, après un long combat contre la maladie, s'éteint. Je n'ai jamais été homme d'église, et certaines positions très conservatrices du premier des catholiques avaient pu me choquer quelques années plus tôt. Mais plus tard, j'ai grandi et compris le sens du message, animé par la foi, du “dernier des papes”, gardien d'une tradition que l’on peut considérer comme datée, mais qui fait sens dans un monde où la modernité balaie tout. Surtout le combat de ce saint homme contre la maladie, et sa volonté de servir jusqu’au dernier souffle, forcent mon admiration.

Les rives de la trentaine ne sont pas loin, je prends conscience de certaines réalités, et ma vision de la vie s'affine. De manière confuse, je sais que sans être totalement un rebel, je ne vivrai jamais comme la plupart de mes amis: à la marge. Professionnellement, , et dans ma vie privée, je butine. De mercenaire, il n'y a qu'un pas pour être marginal.

Cette période, 2000-2005, éveille en moi des sentiments ambivalents. Quelque événement que je prenne, privé ou public, par quelque que bout que je le saisisse, est marqué du sceau de l'ambiguïté. Des succès, relatifs, je peine à décoller, des amitiés, une vie parisienne riche, mais rien de concret et les nuages s'amoncellent au-dessus de nous.

Les amitiés tiennent encore une grande place dans nos vies. Les couples ne se sont pas encore cristallisés, et les enfants vont arriver au compte goutte. J'observe que les amis qui restent, sont ceux qui nous ont accompagnés dans les études supérieures. Bien sûr les brouilles comme les recompositions sont fréquentes. Souvent pour des broutilles: pour les uns une histoire de fille ou de mec, pour les autres, souvent les mêmes, un ego mal placé, ou encore une susceptibilité à fleur de peau. J'ai appris depuis, pour ma part, à laisser couler.

Où en sont les compteurs professionnels ? Les jumeaux, avec une constance qui force l'estime, font leur place, non sans difficultés, dans le cinéma et la création audiovisuelle. Sylvestre, après son incursion dans le monde du théâtre, poursuit dans la culture dans le monde parisien, Sylvain n'a pas dévié et trace sa voie dans l'architecture. D'autres se cherchent.

Si je fais l’expérience, comme d’autres de mes amis, d'une indépendance relative. Je touche mes premiers salaires, ou revenus libéraux, car j'ai été avec un succès très relatif profession libérale, constatant cette tendance de la part de plus en plus d'entreprises, dans un nombre croissant de secteurs, de ne plus s'embarrasser d'un contrat de travail.

Et moi ? Si je suis doué pour me faire embaucher, je le suis moins pour durer. Je m'ennuie vite, ou bien j'éprouve ce sentiment d'aller voir ailleurs. Besoin d'aventure. J'ai pris un local dans le 3ème arrondissement, près du métro République en plein cœur de ce qu’on appelle le Sentier. Mon choix est animé pour plusieurs raisons. Libéral faire croître mon activité, l'idée d'avoir un espace à moi, en dehors de la colocation. Mes les charges s’accumulent, et mon sens de la gestion

En cette fin d’année 2005, je suis un mercenaire en surchauffe.

Les épisodes précédents:


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